Amiel venait d’avoir 70 ans et, comme à chacun de ses anniversaires, il se rendait au cimetière pour déposer une gerbe de fleurs. Sentant ses forces déclinées ces derniers temps, il avait décidé pour la première et dernière fois d’emmener sa petite-fille, Hawa, pour qu’elle connaisse cette vérité qu’il n’avait jamais confiée, pas même à son fils.

Grand, mince, élégant dans son manteau noir et son chapeau au large rebord, il avançait en sa compagnie, la tenant par la main, lorsqu’il obliqua sur la gauche pour s’engager dans une contre-allée bordée de cyprès. Tout au fond, adossées au mur d’enceinte, il y avait trois tombes recouvertes d’une simple dalle, sans stèle ni croix.

Tous deux s’approchèrent.

— Dis-moi, Hawa, peux-tu lire l’épitaphe, sur celle du milieu ?

— Oui, Grand-Père ! « Ci-gît, Alexandre Dubourg. C’était un Juste qui sauva de nombreuses personnes durant la guerre, notamment une jeune femme, Elsa, dont toute la famille avait été tuée. Au péril de sa vie, il l’aida à traverser la frontière pour échapper à l’armée d’occupation. Paix à son âme ! ». Mais, grand-père, cette femme, n’est-ce pas mon arrière grand-mère dont tu me parles parfois ?

— Oui, ma chérie ! Mais je dois maintenant te raconter son histoire. En fait, une nuit, cet homme vint la chercher dans un hôtel qui se trouvait à quelques dizaines de kilomètres du lieu de passage. Il était une heure du matin et ils allaient devoir errer à travers la campagne, traversant champs, forêts et villages, pour arriver au matin en pays neutre. Ma mère, enceinte de huit mois et demi, se sentait prête à marcher pendant des heures et des heures, malgré son état. Toutefois, à l’instant de partir, le passeur entendit un bruit, venant du panier qu’Elsa désirait emporter. Alexandre l’ouvrit et vit un chat. « Madame, dit-il, nous allons longer de nombreuses fermes. Rien ni personne ne doit révéler notre présence. Les miaulements pourraient être entendus et nous trahir. Je suis obligé de le tuer ». L’animal l’avait accompagnée toute son adolescence mais, discernant les enjeux du moment, elle acquiesça et l’homme l’étouffa avec ses mains. Puis ils partirent aussitôt, Elsa emportant seulement de l’argent et des bijoux. Alors qu’ils passaient devant une maison, un chien sortit de sa niche et courut vers eux. Il aboyait et s’apprêtait à réveiller ses maîtres quand Alexandre lui fracassa le crâne d’un coup de bâton. La bête gisait au pied de ton arrière-grand-mère qui tremblait, effrayée par tant de cruauté. « Madame, lui dit-il, il me fallait tuer ce chien pour qu’à l’aube vous puissiez être en lieu sûr et qu’ainsi votre enfant puisse vivre ! » Ma mère recouvra alors son sang-froid car elle savait qu’il avait hélas raison. Ils marchèrent encore longtemps quand Elsa lui avoua qu’elle était si fatiguée qu’elle ne pouvait plus avancer et qu’ils devaient s’arrêter. L’homme lui répondit sèchement que c’était impossible s’ils voulaient arriver avant le lever du soleil. Toutefois, une idée lui vint. Non loin de là, dans un pré, il y avait un cheval. Il le vola et pria ma mère de monter dessus. Et, tenant le licou, ils continuèrent leur chemin. L’aube allait bientôt poindre lorsqu’ils s’aventurèrent sur un sentier étroit et abrupt. « Madame, vous avez eu le temps de vous reposer. Nous sommes presque arrivés. Descendez et nous continuerons à pied. Mais avant, je vais tuer le cheval car s’il traînait dans la campagne, il pourrait donner l’alarme ». Il l’emmena dans un fourré et le saigna avec son couteau. Ils reprirent leur route et ma mère le suivit, atterrée par ces événements. Elle s’interrogeait pour savoir s’il était vraiment nécessaire d’agir de la sorte quand un voleur surgit à l’improviste, la sommant, sous la menace d’un poignard, de lui donner ses billets et ses bagues. Alexandre sortit son arme et le tua d’un coup de revolver en pleine tête… Un peu plus tard, ma mère franchissait la frontière, atteignant l’endroit convenu où une voiture l’attendait. Elle s’engouffra dedans et disparut. Mais elle était tellement éprouvée qu’elle accoucha dans l’auto et c’est ainsi que je naquis. Alexandre regagna son village et c’est seulement après la guerre qu’elle le retrouva et le remercia. Ils devinrent amis jusqu’à ce qu’il décède.

— Mais, grand-père, pourquoi tout ce que tu viens de me raconter n’est pas gravé sur le marbre ?

— Tu sais, ma chérie, défendre le bien implique parfois qu’on pactise avec le mal pour parvenir à ses fins. Alors, autant n’évoquer ces tristes faits qu’en paroles pour qu’ils se dissolvent dans nos mémoires comme des sucres dans de l’eau. À l’inverse, quand une action est noble et courageuse ou positive et édifiante, alors il ne faut pas se contenter de l’évoquer. Il faut l’inscrire sur la pierre ou l’écrire dans les livres pour que les hommes ne l’oublient jamais. Quant à toi, Hawa, conduis-toi désormais ainsi : parle de tes souffrances mais consigne tes bonheurs !

Philippe Parrot

Texte commencé le vendredi 26 septembre 2014 et terminé le dimanche 28 septembre 2014.

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