Née à Bordeaux en 1958, après avoir exercé diverses activités professionnelles, Anne Bert publie en 2009 un recueil de nouvelles érotiques « L’eau à la bouche ». Dès lors, elle ne se consacrera plus qu’à la littérature, écrivant notamment, en 2011, un roman « Perle » ; en 2013, un recueil de nouvelles « S’inventer un autre jour » et en 2017 − à paraître après sa mort − un texte autobiographique « Le tout dernier été ».
Souffrant depuis 2015 de la maladie de Charcot, une maladie neurodégénérative incurable, elle mène ces deux dernières années un combat dans les médias pour faire évoluer la législation en France, désireuse que chacun obtienne le droit de choisir sa fin de vie. En vain…
En septembre 2017, elle annonce son intention de se rendre en Belgique pour être euthanasiée. Accueillie dans le service de soins palliatifs d’un hôpital belge, elle reçoit le lundi 2 octobre 2017, dans la matinée, l’injection létale.
Remarque : À travers cette fiction poétique, il s’agit d’essayer de transcrire l’Indicible : cette expérience du Passage qu’Anne Bert affronta avec tant de calme et de détermination, malgré l’effroi devant l’Inconnu qui dut l’assaillir à l’approche du jour fatidique. Et ainsi de rendre hommage à son courage et à sa lucidité, m’efforçant d’imaginer avec empathie ce qu’elle éprouva — peut-être ? — à l’instant de vivre ce moment singulier auquel chacun d’entre nous sera tôt ou tard confronté sans pouvoir, lui aussi, en rendre compte…
Philippe Parrot
* * * *
Poème 301 : Anne Bert
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« Dernière apaisante vision… »
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En ce matin d’octobre,
Dans un ciel maussade
À la brume automnale,
De ma fenêtre ouverte
Sur la ville tranquille,
Je vois, tout attendrie,
Regroupées sur les fils
D’un pylône électrique,
Une flopée d’hirondelles,
Collées les unes aux autres.
En des gazouillements fébriles
Suraigus, aveu d’excitations extrêmes,
Elles se regroupent, prêtes pour le Départ.
Comme moi. Jubilatoire, leur trille m’apaise.
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Troublée, dans le cadre impersonnel et sobre
D’une chambre d’hôpital, belge, sans pléiade
De gens… sinon Toi et l’aide du staff médical,
Assise dans mon fauteuil-coquille, recouverte
Par un plaid où poser mes bras froids inutiles,
Mon regard se tourne, exempt de forfanteries,
Vers cette aube ultime, étrangement immobile.
Poignant lever aux vaines échappées oniriques !
Funeste jour d’envol de mon être… à tire-d’aile !
Nul regret. Après des mois d’effroi, en fol apôtre,
À opter pour ce choix, proscrit par une foi stérile,
— Ô combien cruel tant il est vrai que je t’aime —
Qu’il fut à cette époque judicieux, à maints égards,
De programmer ma mort. J’en sortis plus à l’aise…
* * * *
« Pathétique fugace pensée… »
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Qu’en est-il du Passage ? ai-je songé bien des fois.
Tenaillée par l’angoisse qu’il soit trop douloureux,
Non pas par l’intensité des souffrances physiques
Mais par la soudaineté des manques, spirituels et
Charnels qu’il nous faut endurer, insupportables
Au vu du rouge sang qui s’écoule dans nos veines,
J’ai ressenti, durant des jours, de la peur à vouloir
Franchir par anticipation ce seuil glauque et fatal.
Cependant, me convainquais-je, ne vivrais-je pas
De plus vives horreurs à devoir constater, effarée,
Mes membres avec lenteur m’emmurer, étrangère
À ma chair pâle et flasque, mon cerveau seul libre ?
Devenir à ce point dépendante des autres, pour tout
Geste, ne serait-ce pas, là, la plus affreuse des morts ?
.
Avec toi souvent, au calme dans mon bureau, ma foi,
Nous en avons parlé, sans feindre d’air malheureux,
D’accord pour décider, malgré cette réserve pudique
Que tu ressentais à cautionner mon option d’entêtée
Qu’après l’été, marque de ma liberté, il serait louable
D’abréger cette galère faite de douleurs et de peines.
Dans l’union de nos raisons, de nos cœurs le miroir,
De te voir, malgré ton chagrin, me donner ton aval,
Tout le poids de mes craintes, face à l’idée du trépas,
Avait presque disparu. Je ne me sentais plus égarée,
Tétanisée par l’indicible épreuve mais, l’âme légère,
Au contraire, apaisée et sereine, en parfait équilibre.
Enfin, la décision prise, forte de ton soutien surtout,
La joie de me quitter m’avait envahi sans remords…
* * * *
« Le moment du Passage… »
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Pourquoi me remémorer ces derniers mois passés ?
Il est l’heure de partir, assise face à la vitre, touchée
Par l’allégresse des oiseaux en partance. Mais… moi
Aussi, ma saison ici-bas finie, mon vol est annoncé.
Avec une voix tranquille et caressante, elle me tend,
Au creux d’une cuiller, afin de l’avaler, un comprimé
Aux effets apaisants. Tel est leur protocole… J’ouvre
La bouche puis je l’ingère, murmurant, au passage,
Au revoir comme pour la remercier. Tranquillisant
Donné pour rendre ces instants plus luminescents
Et cotonneux, ouatés comme un nuage bonhomme
Que l’on enfourcherait pour rejoindre le bon dieu !
Peu à peu, à me détacher du cadre qui m’entoure,
De moi-même je me libère, ailleurs et aux anges.
.
Saisissant mon poignet, sans point d’air compassé,
Avec une tendresse infinie, nullement effarouchée,
À l’inverse, baignant enfin, à n’être plus aux abois,
Au sein d’une aire pure et bleue, ravie de renoncer,
L’oreille distraite, insensible à l’écouter, j’entends
Ces paroles que je ne croyais pas devoir légitimer :
« Voilà, je vais remonter la manche qui vous couvre
Pour faire la piqûre. Vous ne sentirez rien ». Visage
Calme, happée par le flux d’un univers euphorisant,
Je lâche vite prise, ne craignant plus cet évanescent
Instant… Je ressens un fluide pénétrant — comme
Une semence dans mon ventre, trouble délicieux —
M’envahir toute entière. Je me donne, je le savoure,
Et gagne, béate, « l’Au-delà » insondable et étrange.
* * * *
« Face à cette coquille vide… ceux qui restent ! »
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L’injection terminée, je m’approche du siège, émue,
Pour saisir tes mains quand tu esquisses un sourire,
À croire, oui, que tu devines mon aimante présence
Au moment fatidique… L’adresses-tu, à la frontière
Des Mondes, à moi ou à Ce qui t’accueille ? Jamais
Je ne saurai… Ton âme va te quitter lorsqu’un râle
Léger, imperceptible et long me chavire. Cet ultime
Souffle combien il s’avère bouleversant à mon cœur.
Hélas, il signifie que tu n’es plus ! Privée de ressort,
Je pose ma tête sur ta poitrine, vidée par ce combat
Et ton fier départ. Lasse et désemparée, orpheline,
Je te fixe, prostrée et coite. Les autres, tous tendus,
Se taisent devant ton corps statufié, spolié de toi,
Effrayés par ce mystère que tu viens de percer.
.
À te contempler, là sans l’être, à jamais dans les Nues
Voilà que je perçois la vanité de nos obscurs devenirs.
Nos vies d’humains, marquées au sceau de la violence,
Ne sont en fait qu’absurde tragédie : à cause d’œillères,
D’abord vouloir et agir, par trop d’expériences affamés,
Les entrailles gagnées par de noirs désirs puis, au final,
Devenir « chose » glaçante, dans sa froideur illégitime !
Mais n’octroient-t-elles pas, aussi, nos seuls bonheurs ?
Une vive agitation met fin à mes pensées. Juste dehors.
Dans un envol brutal et bruyant, en d’incroyables ébats,
L’armada d’hirondelles s’élève vers les nuages, enclines
À partir vers des cieux méconnus plus cléments… Mues
Par l’instinct, elles nous quittent… Ô, une dernière fois,
Sens-moi te serrer dans les bras, pleurant à te bercer !
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Poème écrit par Philippe Parrot
Écrit entre le 3 et le 19 octobre 2017
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