Chaque matin, juste avant le lever du soleil derrière les crêtes dentelées des montages qui barraient l’horizon ; dans l’axe même du noir ruban d’asphalte, étroit et rectiligne, qui traversait le désert et se perdait dans le lointain — là où les hommes vont s’entasser dans des villes où ils sont abusés par bien plus de mirages qu’ils ne le sont sur ces terres nues et rocailleuses — Youssef déposait au sol sa natte, entouré des quelques chèvres qu’il gardait, pour s’asseoir sur le bas-côté de la route, jambes ramenées vers lui.

C’était un instant magique qu’il ne manquait jamais : ces quelques secondes où, surgissant entre les cimes, là-bas, tout au bout du mythique tracé goudronné, l’astre solaire apparaissait brusquement, dardant ses premiers rayons brûlants ! Youssef les recevait en pleine face, les yeux éblouis par la puissance de leur éclat, ravi de sentir leur chaleur réchauffer ses membres encore sous l’emprise de la fraîcheur de la nuit. Immobile, il fermait bien vite les paupières pour ne pas être aveuglé par ces rais, pressé de les sentir pénétrer profondément sa poitrine.

Ce qu’il éprouvait alors ? Une sorte d’extatique sensation qui l’enchantait et lui insufflait un allant, de nature quasi divine, qui l’aidait à transcender cet âpre environnement !

Philippe Parrot

471 - Sur la route d'Errachidia c

Photo prise par Zohra Mezgueldi sur la route d’Errachidia au Maroc

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Poème 471 : Sur la route d’Errachidia

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C’est un enchanteur ruban d’asphalte,

Étroit et rectiligne. Vers quelle halte ?

Doux havre créé par son imaginaire…

Vers quelle tente ? Très loin des mers,

Perdue parmi les dunes et les leurres

Des sables ; encerclée par les ardeurs

D’une boule de feu, aux rais étouffants

Qui assujettissent faune, flore et gens…

Vers quelle palmeraie ? Oasis lointaine,

Paradis méconnu en terres marocaines

Invariablement ouvert, sans condition,

Aux ermites enclins à la contemplation…

Youssef, le berger, ses chèvres à ses côtés,

Voudrait-il se rendre ? Ébloui par la beauté

D’un décor minimaliste, à ses yeux si grandiose,

Extraordinaires étendues, arides et nues, qui osent

Rivaliser avec un azur lumineux traversé de nuages,

Ridicule humain perdu dans le stupéfiant paysage,

Face à plus imposant que soi, petit mais résolu,

Installé sur un rocher, une page du Coran lu,

Tandis qu’il garde, détaché mais là, ses bêtes

Sur quelques arpents où, bêlantes et fluettes,

Elles cherchent, dispersées, une herbe verte rare

— Au plus près de coupantes rocailles dont les vieillards

S’ingénient à conter aux enfants qu’elles cachent l’entrée

De tombes où gisent, plongés dans l’oubli, des rois lettrés —

Youssef, quant à lui, porté par la parole divine, entend clairement,

Au fond de sa poitrine, les battements de pouls du cœur en tourment

De l’Univers constamment l’exalter. Retiré au milieu de nulle part,

Il aime sentir le Chergui se lever peu à peu pour effleurer avec art

Son visage avant de le cingler, mu par une énergie sans pareille.

Il aime contempler chaque sommet du djebel qui l’émerveille ;

Il aime détailler les cailloux craquelés, aux abords de la route,

Répartis, ça et là, comme les soldats d’une armée en déroute.

Il aime ce sol stérile et sec qui le nourrit pourtant, et soulage

Ses maux et rassérène son être… depuis son plus jeune âge.

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Il aime, surtout, la solitude qu’implique son rude métier,

Acceptant que mener un troupeau brisa ses amitiés.

Chaque jour, à converser avec les cimes pensives

Qui protègent son secret derrière leur massive

Présence — aux crêtes si finement dentelées

Qu’elles dessinent, en arabesques annelées,

En contraste avec le bleu du ciel victorieux,

Un liseré de pics inaccessibles mystérieux —

Youssef, poussière dans un cadre aussi vaste,

Ressent l’humilité du Sage, discret et chaste,

Qui épouse la Nature, ébloui par sa sidérante

Magnificence et ses silences qui l’enchantent.

Toute mutique qu’elle se présente aux oreilles

Des hommes, elle a une céleste voix qui éveille

Youssef, seul à pouvoir l’entendre à toute heure,

Assis sur une roche, en main un bâton, en sueur,

Dans l’axe de la chaussée qui mène vers des cités

Tournées vers l’Occident, avec ses fausses vérités,

Ses brillances, ses chimères, ses factices manières,

Ses richesses pour lesquelles sa Leila s’exila hier,

Partie en un jour de mai, avec d’autres migrants,

Poussée par le fol désir de voir toujours plus grand.

Depuis, tant d’années ont passé qu’en éternel rêveur,

Il a su comprendre et excuser, accaparé par son labeur,

Celle qu’il aima, jadis, adolescent, quand ils couraient,

Sans s’attarder un instant sur ce que demain serait,

Pieds nus, mutins et rieurs, sur l’étendue sans fin

— Transfigurés par l’ivresse de se fondre au sein

Du bled majestueux, sautant entre les pierres,

Fendillées et brûlantes, uniques et familières,

Qui les avaient vus naître pour après s’endurcir.

Berbères, ils étaient si pauvres, sans aucun avenir,

Leur village si petit, perdu dans un coin du désert,

Ses lubies à elle, si contraires à leur vie de misère

Que leur enfer de sable, de caillasses et de roches,

Elle l’avait haï très tôt, à ses yeux bien trop moche.

Elle se voyait s’installer dans une capitale d’Europe

Et, à aucune de ses envies, tenue de dire : « Stop ! ».

Féline, idolâtrée par les mâles du fait de sa plastique,

Elle s’imaginait une reine aux charmes énigmatiques.

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Tenace, elle avait tant fantasmé sur ces sociétés de paillettes

Qu’un soir — silhouette fondue dans l’ombre — inquiètes,

La lune, les étoiles, atterrées par son impulsive décision,

L’avaient vue venir en cachette, envahie d’émotions,

Lui dire adieu. Là, sur le bord du tracé goudronné,

Face à cet Ailleurs vers lequel elle allait, emportée,

Elle l’avait enlacé, embrassé, pour la première fois,

Mais aussi, la dernière, enfiévrée par son fatal choix.

Depuis ce douloureux épisode, sur les rives incertaines

De son vieil amour de jeunesse, pour supporter sa peine,

Il laisse le Temps dissoudre les souvenirs qui reviennent.

Et, s’il pense souvent à Leila, en chantonnant l’antienne

Qu’elle fredonnait dans ce « no man’s land » immense,

À se rappeler, avec tristesse, ce que fut leur romance,

Youssef sait néanmoins, ses désirs apaisés et son âme

Tranquillisée, qu’il ne reverra plus la jeune femme…

Car, son destin n’est-il pas d’être là ? Sur cette aire

Inhabitée et sauvage, brûlée par les rais solaires,

À l’aise avec ce torride climat, épanoui de vivre

Dans le dénuement, en toute simplicité, ivre

Des joies et des attentes que dispense sa vie

De berger, exercée sur un territoire qui le ravit,

Tant offert, de l’aube au crépuscule, à son regard

Ébahi, qu’il se sent comme un obligé plein d’égards

Envers cette Nature qui lui parle et jamais ne lui ment.

Sûr que c’est un privilège d’exister dans ce décor vraiment

Impressionnant où chaleurs, lumières et souffles imposent

Leur loi sans point accorder aux autochtones une pause,

Subjugué par leur puissance, ébahi par leur grandeur,

Sa quête d’Absolu animée par une dévorante ferveur,

Il ne trouve qu’en cet endroit de quoi « la » satisfaire.

À s’imposer d’austères pratiques, louées par ses pairs,

Youssef a, bientôt quadragénaire, atteint cette sagesse

Qui apaise ses sens et alimente ses songes. Sans cesse.

.

Redevable, il remercie Allah d’avoir créé le monde

Et de l’avoir doté, lui, du don de voir, à la ronde,

Le Beau dans les choses d’ici-bas ; de s’épanouir

Dans l’isolement, le travail et l’effort ; de grandir

Dans la méditation, conforté dans cette digne voie

Par un environnement qui le laisse, en fait, pantois,

Mais surtout par ce « chemin », exempt de virages,

Qui l’incite, moins à rejoindre la ville et ses mirages,

Qu’à se donner, bien au-delà de l’horizon où ses rêves

Prospèrent, avec ténacité, comme dessein, sans trêve,

Seul, au pied de ces montagnes, au-dessous du ciel,

De rester toujours, dans cette région providentielle,

En accord avec lui-même. Et c’est bien ce qu’il vit !

À tout instant, à ressentir le besoin, jamais assouvi,

De se laisser pénétrer par cette paix qui lui fait aimer

L’être qu’il est, là où il est et ce qu’il y fait sans « mais »,

N’aspirant plus, en compagnie des cabris, qu’à se fondre

Dans ce lieu qu’avec aucun autre, il ne saurait confondre,

Youssef apprécie de rester mutique et solitaire sur un sol

Inhospitalier dont l’extrême rudesse, à exhorter à l’envol

L’esprit, lui enseigne l’art de jouir des simples bonheurs

Qui, avec la maturité, tempèrent étrangement les cœurs.

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fichier pdfP 471 – Sur la route d’Errachidia

Poème écrit par Philippe Parrot

Entre le 10 et le 18 mars 2021

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471 - Sur la route d'Errachidia

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