Selfie

Point de vue n°9 : Du monopole de l’image à sa démocratisation

          Au 20ème siècle, en Occident, pris dans une logique d’accroissement des profits, le secteur industriel a entrepris d’élargir ses activités au-delà de la sphère économique. Pour investir la totalité du champ social, il a mis en œuvre des politiques commerciales axées sur la publicité — cette technique de communication fondée sur la manipulation des consciences et des désirs — afin que l’appropriation et l’accumulation de « marchandises » deviennent, dans l’esprit des « acheteur», le seul critère de réussite sociale et de bien-être.

           Dès lors, à partir des années 60 — en situation de monopole tant le coût de création et de diffusion des images impliquait de lourds investissements — les puissances économiques ont organisé la vie sociale autour de « mises en scènes » permanentes où « les choses » étaient habilement théâtralisées pour mieux les vendre. « Limage », en tant qu’illustration fantasmée d’un produit, devenait la pièce maîtresse d’une stratégie visant à consommer toujours plus. Où que l’œil se posait, il ne pouvait plus échapper à ces « représentations » omniprésentes. Si ce matraquage publicitaire, savamment orchestré, avait pour vocation d’aliéner l’individu en lui faisant croire que la vraie vie n’était pas dans le vécu mais ailleurs, dans ces « faux-semblants » exposés en permanence dans la presse, les rues ou les médias, au moins avait-il un mérite : celui de lui faire entrevoir d’autres horizons que le sien ! Ainsi, l’amenait-il à relativiser la primauté de son ego, conditionné qu’il était par cette interconnexion scénarisée des hommes entre eux.

           Avec l’avènement des smartphones au début du 21ème siècle, une révolution s’est opérée dans la nature et le fonctionnement des bureaucraties occidentales. Ce n’est plus seulement l’entité institutionnelle qui « monte des spectacles » mais aussi, à partir de 2007, la personne elle-même qui « se donne en spectacle » en se photographiant sous tous les angles. Ce changement dans les pratiques sociales a radicalement transformé la société. En quelques années, cette dernière est passée d’une fascination de l’image qu’on regarde, subit et intériorise à une obsession du selfie qu’on prend, diffuse et valorise. Alors qu’hier l’image ouvrait sur l’autre et le monde, aujourd’hui le selfie n’ouvre plus que sur soi et son nombril. Avec, comme conséquence, une subjectivité sourcilleuse et un égocentrisme exacerbé ! À ne concevoir désormais la réalité qu’à travers le prisme de l’apparence physique et du « je », les luttes des citoyens pour la reconnaissance de « leur » singularité se sont imposées par la voix et le poing, à leurs yeux plus légitimes que tout appel à la raison, tant en matière d’actions à mener que de valeurs à défendre ou de jugements à porter. La démocratisation de l’image, en offrant à chacun l’opportunité de la créer et de la modifier, a provoqué une dérive. Celle de trop auto-centrer le Sujet sur lui-même ! Le sentiment d’appartenance au groupe s’est peu à peu délité au profit d’une valorisation obsessionnelle du Moi, créature vindicative et partisane érigée en étalon du Vrai, du Juste et du Beau au détriment de l’esprit rationnel. Ce processus d’atomisation sociale a conduit au rejet des valeurs universelles véhiculées par l’État et mises au service de « l’intérêt général » au profit de l’émergence de revendications individuelles, mises au service de prérogatives purement catégorielles, voire identitaires.

Texte écrit le samedi 17 juin 2023

par philippe-parrot-auteur.com ©

philippeparrotpoesie.com

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