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EXTRAIT DE S COM HOM – L’ENVOL DE NOÉMIE

« L’apparition de l’aigle n’était pas fortuite. Noémie était convaincue qu’il était le voyageur qu’elle attendait de­puis des jours, le héraut qu’elle voyait dans ses songes, le mes­sager qui hantait ses nuits. Elle devait se préparer pour fê­ter son retour et lui signifier par un geste éloquent qu’elle était consentante et prête. Se dépouiller de tout avant de partir ? Ne serait-ce pas là le signe qu’il recon­naîtrait ? Dès le lendemain, elle se mit au travail bien qu’elle n’ait jamais envisagé une telle option, même dans les pires scénarios évoqués avec son mari. Détacher la na­celle qui assurait sa survie, la laisser tomber dans le vide et s’écraser au sol. Et signifier ainsi à sa famille qu’elle lar­guait les amarres et que ce voyage funambulesque était sans retour !

Il n’y avait là aucune absurdité dans son choix. Il s’ins­crivait dans la continuité de ses pensées du moment et poussait jusqu’à l’extrême cette logique dont elle se nour­rissait depuis peu, conséquence directe de l’ascèse qu’elle s’imposait. Cette tâche représentait pourtant un travail sur­humain. Ses muscles s’étaient tellement atro­phiés ces der­niers jours que son énergie commençait à l’abandonner. Toutefois, à la manière d’un automate, son corps se mit en branle sans qu’elle ait à lui dicter sa conduite, puisant dans ses dernières ressources la force d’atteindre l’objectif qu’elle s’était fixée. Elle tenait avant le largage à aller cher­cher un souvenir qu’elle avait accroché à la paroi du cais­son. Une photo où sa famille était réunie ! Elle amarra pour la dernière fois le balancier au câble, goûtant les émotions qu’elle éprouvait à esquisser un geste, aussi déri­soire et difficile soit-il. Car elle découvrait qu’il était l’ex­pression de la vie, de cette vie qu’elle s’ap­prêtait à quitter et qui n’avait pourtant pas de prix. Chaque seconde qui s’écoulait était un instant unique, hors du temps. Une anti­cipation saisis­sante de ce qu’est la béati­tude dans un monde meilleur. La quintessence de l’éter­nité !

Ses muscles n’avaient plus assez de force pour assur­er ses prises et elle manqua plusieurs fois de tomber dans le vide, se rattrapant in extremis. De bond en bond, de balan­cement en balance­ment, elle parvint néanmoins à ouvrir la porte de la na­celle et à se glisser à l’intérieur. Elle prit le cliché et s’attendrit. Son mari avec son grain de beauté sur le nez et son fils avec sa houppette au-dessus du front sou­riaient sur le seuil de leur mai­son, heureux d’enlacer la femme qui était au cœur de leur vie et au centre de la pho­to. Noémie ne les reverrait plus mais elle était sereine, ra­vie de partir en leur compagnie. Le temps pressait. Elle quitta sans regret cet espace qui cristallisait tant de tra­vail, d’amour et d’espérance puis remon­ta sur son fil. Noé­mie voulait maintenant procéder par étapes, selon un ordre qui lui était apparu quelques heures plus tôt.

D’abord, se débarrasser de ce qui symbolisait les contraintes matérielles qu’elle avait dû gérer tout au long de sa vie : saborder la nacelle ! Elle dé­cida de laisser le ba­lancier amarré au câble car elle ne pourrait s’en servir du­rant les manœuvres déli­cates qu’elle devrait faire. Elle se mit à progresser non pas debout mais allongée, glissant par repta­tions successives le long du câble, agrippée par les jambes et par les bras. Ses mouvements étaient lents et maladroits, ses mains meurtries et ex­sangues, ses pieds tailladés et sanguinolents. Elle atteignit néanmoins le sys­tème d’ancrage qui rete­nait le caisson, retira la goupille de sécurité qui bloquait un levier puis le fit pivoter sur son axe. Le déplacement du manche enclencha un moteur élec­trique qui libéra la mâchoire de métal dans un craque­ment de métal sinistre. La nacelle se détacha et tom­ba dans le vide. Libéré brutalement du poids du caisson, le fil d’acier oscilla de longues secondes avant de retrouver sa position d’équilibre. Noémie s’y agrippa le temps néces­saire, l’entourant de toutes ses forces. Puis, elle remonta dessus.

Ensuite, elle entreprit de passer à la deuxième étape, aussi insolite que la première. Mais Noémie ne s’était-elle pas promise de se dépouiller entière­ment ? Elle ôta le jus­taucorps qui l’avait protégée au début de son aventure avant de la gêner au fur et à mesure qu’elle s’était amai­grie. La rencontre avec l’aigle avait été le déclic qui avait conforté une décision qu’elle voulait prendre depuis long­temps. Vivre nue, sans artifice, pour mieux sentir le vent la caresser, le soleil la lécher, la nuit et le jour l’en­velopper. L’exercice s’avéra périlleux et elle faillit perdre l’équilibre et chuter. Heureusement, elle se rétablit par miracle, mue par une énergie qu’elle ne se connaissait pas. Elle jeta dans les airs sa combi­naison qui descendit lentement en tournoyant, comme une feuille morte poussée par le vent.

Enfin, restait l’ultime étape ! Noémie s’était débarras­sée des matériels qu’elle avait conçus durant les pré­paratifs, ai­dée par un mari ingénieur qui avait résolu tous les pro­blèmes techniques. Qu’il s’agisse du caisson ou de sa te­nue, ces objets témoi­gnaient de leur sacrifice et de leur tra­vail mais aussi de leur enthousiasme et de leur convic­tion. Mais ce n’était finalement que des choses. Res­tait le détail qui la rattachait encore à la vie, tout au moins à la vie d’en-bas : la photo ! Noémie perce­vait qu’il ne s’agissait pas d’un quelconque mor­ceau de papier mais d’une part d’elle-même. C’était l’âme de son mari et de son fils qu’elle cap­tait quand elle les regardait figés dans leur pause, sou­riants et aimants. Elle ne pouvait se séparer d’eux. Elle voulait à tout prix les garder. Que son mari et son fils ne la quittent jamais, qu’ils soient en elle pour tou­jours, avec leur amour et leur joie de vivre ! Oui, Noémie voulait s’ap­proprier l’al­lant que Jacques et Jérôme rece­laient en eux et il n’y avait pas d’autre solution pour s’en emparer que de les ingérer. Les avoir dans son ventre, c’était la certi­tude de les tenir bien au chaud dans ses en­trailles et de ne plus les quitter aussi longtemps qu’elle vi­vrait. Noémie devait avaler la photo.

Elle s’était résolue à s’asseoir sur le fil, trop fati­guée pour manger debout et garder l’équilibre en même temps. En fait, elle était parfaitement stable. À quelques dizaines de centimètres sous le câble, il y avait le balancier bien at­taché derrière lequel elle avait calé ses pieds. Elle entama le rituel avec émo­tion. Elle déchirait délicatement un mor­ceau, re­gardait longuement ce qu’il représentait : tel ou tel élément du décor, telle ou telle partie du corps de son mari, telle ou telle partie du corps de son fils, puis elle le portait à sa bouche qu’elle ouvrait céré­monieusement. Elle avançait ensuite la langue, y déposait délicatement, comme une hostie, le mor­ceau de photo, mets magique qui portait l’âme des siens, puis rentrait sa langue et fermait la bouche. Le papier restait dans son palais, le temps que Noémie s’imprègne des saveurs chimiques qu’il fi­nissait par dégager. Alors, elle avalait en un seul mouvement de déglutition cette part de ses chéris : intacte et entière, bou­leversée de sentir les bords du papier lui gratouiller l’œso­phage. C’était contre toute attente un subtil plaisir. Chaque morceau qu’elle ingérait, c’était la certitude de s’emparer d’une partie de l’âme de ses hommes, c’était la cer­titude qu’elle allait les posséder totalement et défi­nitivement, en­fouis au tréfonds de sa chair. Ce re­pas exceptionnel dura très longtemps, plusieurs heures, sans qu’elle n’ait un ins­tant la sensation du temps qui passe. Noémie venait d’at­teindre le sum­mum du détachement et accomplissait le cé­rémonial dans un état de félicité total. Au fur et à mesure que la photo rétrécissait, la présence de son mari et de son fils augmentait à l’intérieur de son corps. Elle les sentait vivre en elle, à l’image d’une mère au terme de sa gros­sesse qui perçoit les soubre­sauts de son bébé dans son ventre. Noémie sut qu’elle était trois lorsqu’elle avala le dernier mor­ceau. Elle pouvait partir tranquille. Ils ne la quitte­raient plus. Où qu’elle aille, quoi qu’elle devienne, ils seraient toujours à ses côtés, en elle et avec elle. Elle était invincible, pénétrée par l’esprit de ses deux hommes qui l’aimaient et qu’elle aimait. Un sourire s’esquissa sur ses lèvres à cette pensée et elle s’endormit avec la nuit qui l’enveloppait, enva­hie par un bonheur indicible.

C’est dans les jours qui suivirent cette soirée mémorable qu’elle avait distingué le premier signe. Maintenant qu’elle vivait en symbiose avec son mari et son fils, Noémie éprouvait une énergie qu’elle n’avait jamais ressentie jus­qu’alors. Malgré son allure étique et son extrême fai­blesse, ses mains et ses pieds tailladés de blessures qui n’arrê­taient pas de saigner, elle avait renoué avec ses habi­tudes de fu­nambule, repris son balancier et mar­ché sur le câble. Noé­mie se sentait toujours en sé­curité dès qu’elle te­nait le ba­lancier contre son ventre, debout sur le câble, droite comme un I. Cette position était devenue une seconde na­ture, mieux sa vraie nature.

Or, une semaine après l’ingestion de la photo, au lende­main d’une nuit au cours de laquelle elle se souvenait s’être assoupie sur le fil, le buste dans l’axe du filin et la barre perpendiculaire au câble, voilà qu’elle s’était ré­veillée dans une posture tota­lement incongrue qui au­rait dû, en toute logique, la faire basculer dans le vide. Ac­croupie, Noémie s’agrippait à la manière d’un oiseau !

Elle gardait l’équilibre et s’en étonnait lors­qu’elle réalisa que la barre la gênait, coincée entre son ventre et ses cuisses. Elle pressentit que l’heure était venue de s’en dé­barrasser, convaincue que sa nouvelle posture la dis­pensait d’utiliser cet acces­soire. Noémie fit glisser le ba­lancier le long des jambes jusqu’aux genoux, puis s’en sai­sit à bout de bras et le fixa longuement, consciente qu’en se sé­parant de sa « canne », elle se reniait de manière radicale et spec­taculaire. Abandonner l’unique ma­tériel qui l’avait accom­pagnée tout au long de son existence, c’était couper le der­nier fil qui la ratta­chait à la vie, à sa vie. Noémie se mettait délibéré­ment en situation d’en découvrir une nouvelle dont elle ne percevait pas encore les agréments mais dont elle concevait pourtant l’impérieuse nécessité. Elle ouvrit ses mains, la barre tomba à la verticale et son passé disparut avec elle. »

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Noémie sur son fil

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