EXTRAIT DE S COM HOM – TORRIDE EFFEUILLAGE

« Loû se sentait ce soir-là plus fébrile qu’à l’accoutu­mée, seule dans sa loge. Même sa propre image, réfléchie par le miroir devant lequel elle s’était assise, ne pouvait l’apai­ser. Le trait de crayon qu’elle avait appliqué autour des yeux dur­cissait son regard et le fond de teint trop épais em­pourprait ses joues. Quant au rouge à lèvres, elle ne parviendrait pas à l’étaler si sa main tremblait en­core. Comment endiguer le malaise qui la gagnait peu à peu ? Loû se tourna brusquement vers la pièce hantée de souve­nirs, lieu complice et char­meur aux innombrables secrets.

Dans ce qu’elle nommait son boudoir régnait, comme les jours précédents, un désordre qui confondait toujours les hommes venus la courtiser. Loû ne se lassait d’ailleurs jamais de les observer, ces mâles curieusement interdits, saisis par ce ca­pharnaüm où s’entassaient pêle-mêle, au milieu des meubles, fleurs, vêtements et cadeaux.

Au fond d’une alcôve éclairée par un lumignon, caché des yeux indiscrets par des gazes si légères qu’elles s’agi­taient au moindre courant d’air, un grand lit trônait, zébré par les mille et un plis des draps. A côté, une lingerie où la dentelle rivalisait avec la soie, pendait à un paravent constellé de scènes érotiques. Strings, soutiens-gorge, bas, quelle débauche ! Cet attirail offert à la convoitise débous­solait les visiteurs par les évocations qu’il suscitait. Plus loin, un divan invitait à des confi­dences qui oscil­laient, au rythme syncopé de ses amours, entre les ser­ments éternels et les adieux éplorés. Et, jetée dessus, une quantité invrai­semblable de robes, jupes et corsages obli­geaient les invités à les déplacer s’ils s’asseyaient, gênés par ces peaux de femme qui reposaient sur le cuir, mues saison­nières de la créature qu’ils désiraient.

La magie des lieux dépendait pourtant moins du cadre évocateur que d’un meuble: une coiffeuse surmontée de glaces. Enchâssées dans des pan­neaux mobiles et violem­ment éclairées par des spots, elles captivent ! D’incessants jeux de miroir naissent et meurent à tout instant, multi­pliant à l’infini les formes sculpturales de Loû. Elle appa­raît dans cette galerie de verres, saisissante et magique, di­vine et superbe. Aucun admirateur ne peut échapper à ses charmes. Voudrait-il tourner le dos à ce coin féerique pour se soustraire à son enchan­tement, aussitôt les autres mi­roirs accrochés aux murs, entre des photos suggestives de Loû, réflé­chiraient sous un angle insolite des images d’i­mages, des glaces de miroirs, des miroirs de glaces.

Tout concourt à créer une atmosphère équi­voque, né­cessaire à l’exercice de sa sensualité. Le lit dans l’alcôve… Le paravent et la lingerie… Les robes sur le di­van… La coiffeuse et ses reflets… Toutes ces choses sans âme, mises au diapason des sens, entretiennent subtile­ment le trouble de son corps magnifique que l’on peut vê­tir ou dévêtir à loisir. Nul n’avait jamais résisté à une am­biance aussi torride, enivré par les parfums capiteux, émerveillé par tant de soie et de satin.

— Oui, songea-t-elle en portant un dernier re­gard sur son univers, tous avaient succombé quand elle en avait dé­cidé, reine en son royaume.

L’évocation de ses souvenirs et la certitude d’être la plus belle la rassurèrent. Elle se calma et reprit sa place devant la coiffeuse. Les minutes s’écou­laient d’habitude sans nuire au bonheur qu’elle ressentait, nue sous son pei­gnoir. Elle ne le laissait pas paraître mais elle aimait s’ap­prêter pour le spectacle et se mirer dans l’eau cristalline des sur­faces de verre, si folle de sa propre image qu’elle allait souvent jusqu’à tendre le cou vers l’un des miroirs, à passer la langue sur ses lèvres avant de les porter vers son alter ego prisonnier de l’uni­vers des glaces. Sa frénésie narcissique ne s’arrêtait pas là. Elle se dressait souvent sur ses fesses pote­lées, reculait d’un air circonspect et com­mençait à cares­ser ses seins ou à effleurer son sexe. Au­jourd’hui, elle n’avait pourtant aucune envie de s’exci­ter car son agent parti à l’étranger lui man­quait. Il lui col­lait trop à la peau et sa chair se re­bellait, in­capable d’ac­cepter un sevrage de caresses aussi brusque. Femelle jus­qu’au bout des ongles, elle voulait de nouveau se lover dans les bras d’un homme. Oui, coûte que coûte, elle pren­drait mâle cette nuit encore, comme tous les soirs de son passé où elle s’était couchée, impatiente et lascive. La re­cherche du plaisir avait en effet un sens pro­fond qui tou­chait à la plénitude même de son être. Chez les autres, si l’épanouis­sement emprun­tait des chemins raisonnables, chez Loû, seul le désir primait. Il n’y avait à ses yeux qu’une seule voie : le sexe pour manifester la permanence de son identi­té, au cœur du temps qui passe et se défait !

Loû songeait avec nostalgie à l’amour quand un voyant rouge clignota sur le mur. Le temps s’était écoulé sans qu’elle s’en aperçût et voilà qu’elle de­vait monter sur scène dans quelques minutes. Elle avait oublié ses obliga­tions, hantée par le souvenir de son amant. Elle apprêta ses cheveux, agrafa son soutien-gorge et passa porte-jarre­telles, string et bas en un instant. Puis elle enfila en quelques on­dulations des hanches une robe noire, longue et moulante. Divine, elle était prête. Ne manquait qu’une paire de gants. Elle la prit sur le divan, ou­vrit la porte et la claqua de mauvaise humeur. »

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Pour lire dans son intégralité cette nouvelle, illustrée par Sandra Savajano, veuillez cliquer sur le lien suivant : « Torride effeuillage ». Bonne lecture à vous !

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